Dodge Charger 1966-70 : crise d’identité

Publié le 27 mai 2023 dans Voitures anciennes par Hugues Gonnot

Qu’est-ce que la Dodge Charger? Une concurrente de la Mustang ou de la Thunderbird? Une auto sportive ou une auto luxueuse? Les dirigeants de Dodge l’ont voulue un peu des deux. Et c’est peut-être pour cela qu’elle a eu quelques difficultés à trouver sa place sur le marché à l’époque.

Lorsque Plymouth présente la Barracuda le 1er avril 1964, les concessionnaires Dodge n’ont rien d’équivalent à offrir et exigent leur propre version. Leur pression s’intensifie quand, le 17 avril suivant, Ford lance la Mustang. Mais ni le PDG de Chrysler, Lynn Townsend, ni le directeur général de la division Dodge, Byron Nichols, ne voient autre chose dans ces deux modèles que des véhicules de niche et considèrent que cette niche sera rapidement comblée. Pas question d’y ajouter une variante Dodge.

Photo: Plymouth

Toutefois, devant le succès de la Mustang, Townsend et Nichols cèdent et décident à l’été 1964 de lancer une riposte, non pas sur le châssis A compact des Valiant/Barracuda mais plutôt sur le châssis B intermédiaire des Coronet. Ce que Nichols envisage, c’est une concurrente à la Thunderbird. Il aurait déclaré : « Donnez-nous une voiture à mi-chemin entre la Barracuda et la T-Bird et nous aurons un gros morceau du marché pour nous tout seuls. » Encore faut-il savoir à quoi cette auto va ressembler.

À la charge!

Courant 1963, Dodge prépare ses nouvelles intermédiaires pour le millésime 1966, lesquelles doivent être présentées à l’automne 1965. À l’été, le designer Carl Cameron travaille sur une variante bicorps (fastback) qu’il nomme Monte Carlo. Ce type de carrosserie, tombé en désuétude au début des années 50, est alors en train de connaître un regain d’intérêt : Studebaker vient de lancer l’Avanti, Chevrolet la Corvette, Ford la Galaxie 500 Fastback et Mercury la Marauder (ces deux dernières ne sont pas de vrai fastback mais en portent le nom). D’autres marques en préparent aussi : Ford Mustang pour 1965 et Oldsmobile Toronado pour 1966 par exemple.

L’idée de Cameron est d’utiliser un maximum de pièces existantes tout en rendant le modèle suffisamment exclusif. Le dessin de la descente de toit, de la vitre arrière et des vitres latérales demandera beaucoup de travail, les ingénieurs en carrosserie s’immisçant dans le processus afin de s’assurer que l’ensemble puisse être produit en série. La forme des feux connaîtra également de nombreuses itérations, les ingénieurs n’étant initialement pas chauds à l’idée d’installer des phares rotatifs à l’avant (ils mettront plusieurs redondances manuelles pour ne pas manquer d’éclairage la nuit). La direction sera finalement séduite par ce long bloc monolithique à l’avant. L’ouvrage est bien avancé fin 1963, mais il reste encore beaucoup de détails à régler.

Photo: Dodge

Et donc à l’été 1964, sous la pression des concessionnaires, le projet Monte Carlo passe de sous-série de la Coronet à modèle à part entière et prend le nom de Charger, déjà utilisé pour un concept exposé durant la saison 1964 afin de révéler le moteur 426 Hemi (basé sur une Polara 1964). En février 1965, le concept Charger II est présenté aux visiteurs du Salon de l’auto de Chicago. Les lignes sont exagérées à l’arrière mais il offre malgré tout un assez bon avant-goût du futur véhicule de production (également à l’intérieur). Dodge explique qu’il ne s’agit que d’un concept et que si la réaction du public est positive, il sera fabriqué en série. En réalité, le style de la Charger est déjà figé et la commercialisation est prévue pour janvier 1966.

Photo: Dodge

Oui, mais…

En déboursant 3 122 USD / 3 785 CAD, l’acheteur d’une Charger bénéficie d’un V8 de 318 pc (5,2 litres) développant 230 chevaux, d’une planche de bord exclusive à éclairage électroluminescent avec une instrumentation complète, de 4 sièges baquets (rabattables à l’arrière) séparés par une longue console centrale comprenant le levier de vitesses. Par rapport aux 2 264 USD d’une Coronet de base 6 cylindres, la Charger est plutôt une bonne affaire, d’autant qu’elle offre une belle finition intérieure. En option, le client peut ajouter une horloge, la climatisation, la direction et les freins assistés, un différentiel à glissement limité, une suspension renforcée, un ensemble de remorquage, la radio, les vitres électriques et… des ceintures de sécurité (eh oui, nous sommes en 1966…). Côté trains roulants, trois moteurs sont disponibles contre un supplément : 361 pc (5,9 litres, 265 chevaux), 383 pc (6,3 litres, 325 chevaux) et le nouveau 426 pc Hemi (7,0 litres, 425 chevaux… sur le papier). Deux transmissions optionnelles sont proposées : manuelle à 4 rapports (sauf sur le 318 pc) et automatique Torqueflite à 3 rapports. Bref, de quoi faire un cruiser luxueux ou une bête de dragstrip.

Photo: Dodge

Si la Charger n’a pas de hayon, elle s’avère cependant très pratique. En plus du coffre, il y a un volume de chargement derrière les sièges arrière. Une fois la paroi de séparation baissée, comme sur la Barracuda, on peut placer des objets allant jusqu’à 7 ½ pieds. Un aspect très apprécié par le Guide de l’auto dans sa toute première édition de 1967. Le modèle essayé, une Charger 383 automatique avec freins à disque et suspension renforcée, se démarque aussi par son comportement routier et sa stabilité à haute vitesse.

À la fin de l’année modèle, Dodge a produit 37 344 exemplaires, un résultat que la marque trouve encourageant du fait d’une commercialisation tardive. Mais, pour comparaison, en 1966, Ford fabrique 607 568 Mustang et 69 176 Thunderbird. Très cher, le moteur Hemi ne connaîtra qu’une diffusion extrêmement limitée (voir tableau ci-dessous).

Le modèle n’évolue que dans les détails pour 1967. À l’extérieur, un rappel de clignotant est greffé sur le haut des ailes alors qu’un toit en vinyle sera offert en cours d’année. À l’intérieur, le dessin des sièges et de la console centrale est revu. De nouvelles couleurs sont proposées. Côté moteurs, les changements sont plus conséquents : le 318 pc est révisé mais développe toujours 230 chevaux, le 361 est remplacé par un 383 de 270 chevaux, tandis qu’un 440 pc (7,2 litres) de 375 chevaux est ajouté. Des freins à disque peuvent être commandés en option.

Malgré tout, le millésime se termine par de mauvais chiffres : seulement 15 788 exemplaires fabriqués. Peut être que la concurrence interne de la nouvelle Coronet R/T ou de la Barracuda redessinée y est pour quelque chose. Peut-être aussi que les lancements des Chevrolet Camaro, Pontiac Camaro et Mercury Cougar ont eu un effet… Qu’importe, la nouvelle Charger 1968 est prête.

Photo: Dodge

Un classique sauvé in extremis

Les premiers croquis du modèle 1968 ont été réalisés avant même que le modèle 1966 ne soit commercialisé. L’histoire se joue entre 4 hommes : le designer Richard Sias, parti de chez GM pour entrer chez Chrysler en 1963, William Brownlie, le responsable du design de Dodge, Elwood Engel, le vice-président du design de Chrysler, et Burton Bouwkamp, responsable de la planification produit de Dodge. Sias dessine plusieurs croquis début 1965 inspirés de l’aéronautique. Il est transféré au studio chargé des châssis B pour les concrétiser. Là, il travaille avec plusieurs designers et modeleurs et réalise une maquette en argile. Brownlie la déteste et demande qu’elle soit détruite. Mais son patron, Engel, lui, l’adore. Il apprécie le croisement des volumes des deux ailes sur la porte, une caractéristique que les designers vont appeler « double diamant ». Brownlie plie et le projet va de l’avant.

Le traitement de l’arrière est une autre source de conflit. Bouwkamp ne veut plus entendre parler d’un fastback, plus compliqué et plus cher à industrialiser selon lui. Brownlie continue à favoriser ce style. Un compromis est trouvé avec des piliers C étirés entourant une vitre arrière conventionnelle, à la manière des Pontiac Tempest coupe et GTO de 1966/67. Le projet est validé par la direction de Chrysler à la fin de l’été 1965.

Photo: Dodge

La seconde génération de Charger est présentée à la presse en juin 1967. Elle repose encore sur le châssis des Coronet, également restylées pour 1968. Si elle perd en fonctionnalité, la Charger coûte cependant moins cher qu’en 1966 (3 014 USD et 3 895 CAD). Cinq moteurs sont disponibles : le 318 pc de base (230 chevaux) puis les 383 pc (290 ou 330 chevaux), 440 pc Magnum (375 chevaux) et 426 pc Hemi (425 chevaux). En cours d’année, un 6 cylindres 225 pc (3,7 litres, 145 chevaux) sera ajouté. La boîte manuelle à 3 rapports pour les blocs d’entrée de gamme ainsi que les manuelle à 4 rapports et automatique à 3 rapports sont toujours au programme.

Une nouvelle version est greffée à la gamme : la R/T (Road / Track, ne pas confondre avec le magazine Road & Track). Elle vient de série avec le 440 Magnum, la boîte automatique, l’échappement double, les freins à tambour renforcés, une suspension sport et des bandes décoratives. Il est toujours possible de puiser dans une longue liste d’options.

Dans son édition 1968, le Guide de l’auto essaie une Charger 383 pc 330 chevaux automatique avec freins à disque autobloquants et suspensions renforcées. L’auto est appréciée pour sa tenue de route, son confort et son habitabilité mais perd des points au niveau du freinage, de l’insonorisation et du cendrier mal placé (eh oui, nous sommes en 1968…). L’essai se conclut sur ces mots : « Après 500 milles, nous en sommes venus à la conclusion que cette voiture était beaucoup plus une rivale de la Thunderbird que des Mustang et Firebird. » Là encore, la Charger se cherche… mais les acheteurs sont séduits, notamment par les lignes, et la production est multipliée par 6 par rapport à 1967. Et non, cela n’a rien à voir avec son apparition dans Bullit. Le film est sorti en octobre 1968, soit après le début du millésime 1969.

Photo: Dodge

Grosse dépression… aérodynamique!

Une séparation centrale est ajoutée sur la calandre alors que des demi-bandeaux remplacent les optiques rondes à l’arrière pour 1969. Les réflecteurs latéraux deviennent rectangulaires. Des couleurs High Impact et de nouvelles options sont disponibles (toit ouvrant, réglage de siège manuel selon 6 directions, porte-bagages de coffre…). Dodge propose aussi un ensemble Special Edition (ou SE) qui comprend volant sport en faux bois, sièges avant en cuir et vinyle, tableau de bord en similibois et éclairage de courtoisie. Il peut être installé sur les Charger et Charger R/T. L’offre des moteurs n’évolue pas.

Photo: Dodge

Mais les deux plus grosses nouveautés du millésime proviennent du monde de la course. Si les modèles 1966/67 ont connu des succès modérés en NASCAR, le modèle 1968 s’est révélé moins performant. La faute en est à une aérodynamique peu adaptée aux grandes vitesses : la calandre renfoncée et l’arrière qui n’est pas un vrai fastback créent des turbulences. Afin de remédier à cela, Dodge puise dans sa banque d’organes et installe une calandre de Coronet affleurante à l’avant. À l’arrière, la tôlerie est modifiée et la vitre suit maintenant le profil du pilier C, impliquant un couvercle de coffre plus court. Le modèle est nommé Charger 500 et vient soit avec le 440 Magnum soit avec le 426 Hemi. Pour être homologué en NASCAR, il doit être produit à 500 exemplaires. Dodge parviendra à s’en sortir et n’en fabriquera que 392 chez un spécialiste des petites séries, Creative Industries. Présentée en février 1969, la 500 se montre plus rapide et plus stable, sans être à la hauteur des Ford Torino Talladega et Mercury Cyclone Spoiler II. Heureusement, Dodge a une arme secrète.

Dès la fin 1968, la marque travaille sur une version spéciale, ultra-aérodynamique, à partir de la 500. Durant 14 semaines, des maquettes à l’échelle 3/8e sont testées dans la soufflerie de l’université de Wichita, dans le Kansas. Ces essais aboutissent sur un « museau » pointu de 45 cm de long avec déflecteur intégré et sur un aileron de 58 cm de haut (le fait qu’il n’interfère pas avec l’ouverture du coffre est un bonus mais à ce stade de développement, Dodge n’en avait rien à faire) ajustable sur 12 degrés d’inclinaison. Les écopes installées sur les ailes avant ont été présentées comme permettant d’augmenter la course des roues. En fait, elles servent à évacuer la surpression qui peut s’accumuler dans les arches de roue. L’auto est prête pour septembre 1969 et prend le nom de Charger Daytona. Les Daytona vont s’avérer très rapides et très stables en course mais en arrivant tard dans la saison, elles ne pourront pas stopper l’hégémonie de Ford, qui remportera le titre.

Photo: Hugues Gonnot

Afin d’être homologuées, les Daytona seront produites chez Creative Industries à 501, 503 ou 505 exemplaires selon les sources. Elles pouvaient soit recevoir le 440 Magnum soit le 426 Hemi. Ces autos sont aujourd’hui mythiques mais à l’époque, Dodge a toutes les difficultés du monde à les écouler. Jugées trop chères et pas vraiment belles, certaines mettront des années à quitter le stationnement du concessionnaire. Ce qui n’est pas le cas des autres modèles 1969. Dodge parvient à en produire 89 199 exemplaires, à peine moins que l’année précédente.

Le pack de six

Pour 1970, la calandre avant adopte un pare-chocs périphérique et une double bande de chrome sur toute la longueur. Les feux arrière sont installés dans un pourtour chromé unique. Les modèles R/T reçoivent une écope d’air inversée sur les portes. Une nouvelle version 500 est ajoutée à la gamme. Elle n’a rien à voir avec la 500 destinée à l’homologation NASCAR de 1969. Il s’agit en fait d’une variante mieux équipée que la Charger de base, située sous la R/T. Côté mécanique, le moteur Hemi reçoit des poussoirs hydrauliques, les taux de compression sont abaissés et la boîte manuelle bénéficie d’un levier Hurst pistol-grip. La nouveauté la plus significative est l’apparition d’une version Six-Pack du 440 pc dotée de trois carburateurs à double corps Holley développant 390 chevaux. La Daytona n’est pas reconduite car Plymouth a promis à Richard Petty d’avoir sa propre winged car pour la saison 1970, histoire de le faire revenir de chez Ford. Ce sera la Plymouth Road Runner Superbird.

Photo: Dodge

Le vent commence tranquillement à tourner sur le marché. La pression gouvernementale se fait plus forte, le prix des assurances augmente. Pour 1970, la Charger voit sa production baisser de près de 45%. Le lancement de la nouvelle Dodge Challenger, qui vient enfin concurrencer la Mustang, n’a pas dû aider son cas.

Charger

Charger R/T

Charger Daytona

Total

426 Hemi

1966

37 344

37 344

486

1967

15 788

15 788

118

1968

78 526

17 582

96 108

467

1969

69 142

20 057

505

89 704

354

1970

39 431

10 337

49 768

112

Total

240 231

47 976

505

288 712

1 537

Avec moins de 300 000 exemplaires produits, les deux premières générations sont une goutte d’eau dans un océan de Mustang. Malgré tout, la carrière de la Charger continuera encore longtemps. Elle sera restylée en 1971, puis en 1975 (comme cousine de la Chrysler Cordoba) pour devenir une traction avant basée sur la Dodge Omni de 1982 à 1987 (elle portera même un logo Shelby). Progressivement, la Charger originale obtiendra un statut culte. Hollywood n’y est certainement pas pour rien…

À voir aussi : Jacques Duval à l’assaut du circuit Mont-Tremblant en Dodge Charger Daytona 1969

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