Lincoln Continental 1961-69 : comment elle a sauvé la marque
La marque de prestige Lincoln a connu une histoire tumultueuse et a failli disparaître à plusieurs reprises. À la fin des années 50, nous en sommes déjà à la troisième alerte. Tout va se jouer sur l’enthousiasme de quelques hommes et un design réussi.
Lincoln a été fondée en 1917 par Henry M. Leland (également cofondateur de Cadillac en 1902) et son fils Wilfred. Au début, elle participe à l’effort de guerre en produisant des moteurs d’avion V12 Liberty. La marque est réorganisée en 1920 pour fabriquer des automobiles de luxe. Elle est au bord du dépôt de bilan dès 1922 avant d’être rachetée par Ford. Première alerte. Le krach boursier de 1929 entraîne une crise qui s’étire sur la première moitié des années 30. Lincoln ne devra son salut qu’au lancement du modèle de moyenne gamme Zephyr en 1936. Deuxième alerte.
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Soupe à la grimace
Durant les années 40, Lincoln se fait remarquer par l’introduction de la Continental, qui sera produite jusqu’en 1948. Les premières nouvelles Cadillac d’après-guerre et leurs fameux ailerons sortent en 1948. À partir de là, la filiale de GM va régulièrement croître tout au long des années 50. Les nouvelles Lincoln, quant à elles, sont présentées en 1949 et sont initialement très bien accueillies. La marque bat son record de ventes et n’est alors pas très loin de Cadillac. Mais les chiffres vont retomber l’année d’après et continuer à stagner. Les modèles 1956-57 sont relativement bien appréciés de la clientèle, contrairement aux modèles 1958 qui enregistrent une baisse des ventes de 57% (dans un marché en récession il est vrai).
Cette année-là chez Ford, l’euphorie de 1955 a laissé place à une ambiance délétère. En effet, tous les plans d’expansion (le plan Reith Crusoe) pour devenir numéro 1 devant GM sont tombés ou en train de tomber à l’eau. La division de grand luxe Continental a disparu après deux ans, Edsel est un flop complet (la division sera arrêtée en novembre 1959 après avoir coûté 250 millions de dollars à Ford) et Lincoln ne se porte donc pas très bien. En fait, la dernière année où la division a dégagé un profit c’est en… 1940. Et les choses ne sont pas près de s’arranger car Robert McNamara, nommé vice-président responsable des camions et autos (donc de Lincoln) en septembre 1957, attend que toutes les gammes de produits et les divisions soient profitables. C’est déjà lui, alors qu’il était à la tête de la division Ford, qui avait insisté pour que la Thunderbird 1958 passe à 4 places pour améliorer sa rentabilité. Et justement, en parlant de Thunderbird…
La solution à un autre problème
Nous sommes au printemps 1958. Les équipes de designers travaillent sur les modèles 1961, notamment la Thunderbird et la Lincoln, lesquelles doivent être renouvelées cette année. Dans les deux cas, les projets avancent difficilement.
Chez Lincoln, le directeur du studio, Gene Bordinat, favorise la continuité par rapport aux modèles 1958-60. Le style envisagé est très monolithique et, parmi les propositions, on retrouve un design avec un toit en forme d’aile supporté à l’arrière par un seul pilier central. Mais plusieurs designers estiment que c’est une mauvaise approche et qu’il vaudrait mieux partir d’une feuille blanche pour insuffler un vent de fraîcheur à la marque.
Du côté de la Thunderbird, les équipes du studio Ford travaillent sur la nouvelle génération depuis déjà un an et peu de gens sont satisfaits des esquisses. Jim Wright, le directeur général de la division, pousse pour une allure plus sportive. C’est au printemps 1958 qu’Elwood Engel, numéro deux du design chez Ford et assistant de George Walker, décide de développer ses propres thèmes pour la T-Bird. Il récupère un tout petit local, qui sera surnommé « Stiletto », et quelques designers pour réaliser son projet. C’est lui et John Najjar qui sont les principaux auteurs des Lincoln 1958, jugées chargées. Peut-être pour expier, Engel souhaite cette fois-ci des côtés très nets, dégagés de fioritures. Il utilise comme point de départ la Continental Mark II (en photo) ainsi que le concept Quicksilver, qui servira de base aux lignes des Ford 1960.
Deux projets sont complétés fin juin 1958 par le studio Stiletto. Assez proches dans l’esprit, l’un revêt des lignes un peu plus radicales, notamment à l’arrière. Engel décide qu’il présentera le plus conservateur des deux au comité de planification des produits (Product Planning Commitee, ou PPC). La réunion de ce comité sur la Thunderbird doit avoir lieu fin juillet. Deux propositions y sont montrées : celle du studio Ford, dirigé par Joe Oros, et celle d’Elwood Engel. Durant la présentation, William Clay Ford, qui est à la tête du comité, estime que le prototype d’Engel est « trop beau pour être une Thunderbird et qu’il devrait être la prochaine Continental ». Ben Mills, directeur général de Lincoln, assiste à la rencontre et pense la même chose mais ne dit rien. Un vote est organisé et c’est le studio Ford qui gagne. Engel n’a pas le temps d’être déçu puisque Mills vient le voir immédiatement après la réunion et lui annonce qu’il veut que le prototype soit effectivement la prochaine Lincoln. En descendant au studio Stiletto, il explique la situation à son équipe et demande de modifier l’arrière en y supprimant les feux ronds (typiques de Ford à l’époque) pour installer des feux dans les ailes et d’intégrer une grille sur l’arrière du panneau de coffre. Les changements sont rapidement exécutés.
McNamara, absent à la réunion du PCC, décide de faire le tour des studios pour voir ce qu’il a raté. George Walker l’accompagne dans sa visite. Il aime beaucoup la maquette d’Engel, plus élégante et plus petite que le modèle 1958-60. Il demande si le concept peut être réalisé en 4 portes. Walker répond que oui. En parallèle, McNamara s’est penché sur la situation de Lincoln depuis quelques semaines. Lors d’une rencontre avec la direction de la division, il met ses cartes sur la table : il a décidé de liquider la marque. Choqué, Ben Mills lui dit qu’il ne peut pas faire ça. « Si, je peux », répond McNamara. S’en suit une discussion agitée où, fait extrêmement rare, Mills parvient à faire changer McNamara d’idée. Il lui explique que la famille Ford n’admettra pas la dissolution de Lincoln, spécialement après l’arrêt de Continental à la fin du millésime 1957. Ensuite, ce serait injuste envers tous les employés d’arrêter la marque sans le moindre préavis. Enfin, liquider l’opération ainsi que le réseau de concessionnaires coûterait une fortune à Ford. McNamara accepte de prolonger l’existence de Lincoln pour un cycle produit supplémentaire. Mais celui-ci a intérêt à être profitable, sinon le couperet tombera. Il souhaite que la prochaine Lincoln soit la maquette qu’il a vue dans le studio d’Engel, qu’elle soit en 4 portes et qu’elle ne soit surtout pas plus grosse. La maquette est rallongée de seulement 10 pouces pour intégrer les portes additionnelles. Lors d’essais d’ergonomie, plusieurs ont de la difficulté à s’asseoir aux places arrière. C’est l’ingénieur Harold Johnson qui suggèrera l’utilisation de portes à ouverture antagoniste pour résoudre le problème. Afin de réduire les coûts, il est décidé que seule une carrosserie 4 portes sera produite, en berline et en cabriolet. La maquette finale sera unanimement approuvée par le PCC.
Côté ingénierie, la diminution de l’empattement de 131 pouces (3,32 m) pour le modèle 1958-60 à 123 pouces (3,12 m) obligera à implanter le moteur en angle pour réduire la bosse du tunnel de transmission et permettre à l’habitacle de continuer à accueillir six passagers. Pour régler le problème des vibrations, des joints de cardan à vélocité constante seront installés sur l’arbre de transmission. McNamara demandera également un contrôle de qualité très poussé afin de réduire les coûts de garantie. Lincoln mettra le paquet à l’usine de Wixom, dans le Michigan. Par exemple, chaque moteur est individuellement testé sur un banc durant 3 heures, tout le système électrique est vérifié (même le courant consommé par chaque composant est mesuré) et chaque voiture passe par un essai routier de 20 kilomètres. Au total, 189 points de contrôle sont méticuleusement testés. Cela amènera la marque à proposer une garantie 2 ans/24 000 milles, ce qui est beaucoup à une époque où la norme est 90 jours/4 000 milles.
Évolution lente mais constante
La gamme 1961 est simplifiée : il ne reste qu’un nom, Continental. Comme sur les modèles 1958-60, la structure est monocoque. Pour compenser la perte de toit, le cabriolet (qui est à ce moment le seul à 4 portes proposé dans le monde) est renforcé et des ballasts sont installés à différents endroits pour qu’il soit bien équilibré. Résultat sur la balance : 130 kilos de plus. Le mécanisme de la capote est entièrement automatique et celle-ci vient se dissimuler sous un panneau une fois rabaissée.
Le moteur est un V8 de 430 pouces cubes (7,0 litres) alimenté par un carburateur Carter ABD double corps et développant 300 chevaux (chez la concurrence, la Cadillac a 325 chevaux et l’Imperial 350) et 465 lb-pi de couple. La seule boîte de vitesses est une automatique à 3 rapports. L’équipement de base est complet : direction et freins assistés, vitres électriques, radio transistorisée avec haut-parleur arrière, condamnation centrale et échappement double. Parmi les options, on retrouve la climatisation, des appliques en véritable bois de noyer, les sièges électriques, les vitres teintées, la sellerie en cuir, le différentiel à glissement limité et le régulateur de vitesse. Les autos sont vendues 6 067 USD/7 810 CAD pour la berline et 6 713 USD/8 650 CAD pour le cabriolet. Au final, les ventes ne progressent que de 1,4% par rapport à 1960, mais dans un marché en contraction. Le plus important, c’est que le modèle est bien accueilli. Le style est récompensé par une médaille de bronze de l’Industrial Design Institute de New York, une distinction réservée à peu de voitures.
La direction de Ford a délibérément choisi un cycle produit long pour la Continental avec des évolutions mineures millésime après millésime. C’est pour cela que Lincoln appelle son modèle 1962 « La voiture qui ne peut pas être dépassée par le calendrier » (The car that cannot be outdated by the calendar). La stratégie va s’avérer payante car, dans un marché où l’obsolescence programmée est la règle, la Continental rassure une clientèle conservatrice qui peut acheter un véhicule qui ne sera pas périmé dès l’année suivante. C’est pour cela que le modèle parviendra à connaître une croissance régulière durant les 5 premières années de commercialisation et à maintenir ensuite de bons chiffres de ventes, même en fin de vie (voir tableau de production ci-dessous). La calandre du modèle 1962 est modifiée (avec un pare-chocs réduit et des phares plus saillants). L’insonorisation est accrue et de nouveaux équipements apparaissent (vitre de ventilation et antenne électriques, rétroviseurs réglables de l’intérieur).
Pour 1963, le motif de calandre est modifié et la grille sur le coffre est retouchée. Le moteur connaît quelques améliorations substantielles : remplacement du carburateur deux corps ABD par un Carter 4 corps AFD et alternateur à la place du générateur. La puissance monte à 320 chevaux et le couple reste inchangé. C’est également la première année qu’une radio AM/FM est optionnelle.
L’espace arrière
De prime abord, les changements du millésime 1964 ne sautent pas aux yeux : la calandre reçoit 5 barres chromées plus épaisses et la grille décorative sur le coffre est scindée en deux pour s’intégrer sur le pare-chocs. En fait, le travail est plus profond. Le châssis est revu et l’empattement allongé de 3 pouces (7,5 cm) au bénéfice des passagers arrière. Le coffre est reconfiguré et offre maintenant 33% de volume de chargement supplémentaire par rapport au modèle 1961 (soit 425 litres). La planche de bord est aussi entièrement redessinée et les vitres courbes sont remplacées par du verre plat pour réduire les coûts de production. Les ventes continuent de progresser. Et malgré le peu de changements du millésime 1965, elles atteignent même un pic cette année-là. C’est la sécurité qui est mise en avant pour cette année modèle : apparition de freins à disque de série, extension des feux sur les côtés pour une meilleure visibilité latérale et ajout de ceintures de sécurité. Le motif de la calandre passe de vertical à horizontal et la grille sur le coffre disparaît. Pour la première fois, le toit en vinyle fait partie des options.
Coupez!
Le premier restylage significatif arrive à la sixième année de présence sur le marché. C’est Arnott « Buzz » Grisinger, designer en chef du studio Lincoln-Mercury, qui en est chargé. Une ligne de caractère est ajoutée quelques centimètres sous la moulure en acier inoxydable qui dessine le profil. Le décroché de la ligne avant le pilier C est adouci, le pare-chocs avant plus proéminent et celui à l’arrière intègre les feux sur la longueur. Les vitres courbées font leur retour. L’empattement ne bouge pas, par contre la longueur augmente (de 5,49 mètres à 5,61) et le volume du coffre monte encore (510 litres, 340 dans le cabriolet). La plus grosse nouveauté du millésime est l’introduction d’une carrosserie coupé qui va s’avérer assez populaire auprès des acheteurs. Quant au cabriolet, il bénéficie dorénavant d’une vitre arrière en verre au lieu de plastique alors que le mécanisme de la capote est revu. Le V8 fait désormais 462 pc (7,6 litres) et développe 340 chevaux et 485 lb-pi de couple. Parmi les nouvelles options, on peut remarquer le volant inclinable et la radio cassette 8 pistes. Le millésime 1967 n’apportera que peu de changements : suppression de la croix Lincoln sur les ailes avant, nouveau système de ventilation et témoins additionnels sur la planche de bord. Un ensemble de bagages sur mesure, disponibles en trois couleurs, est proposé pour la première fois.
L’année modèle 1968 marque la fabrication de la millionième Lincoln. Côté produit, l’avant est encore revu (clignotants dépassant sur les ailes, 6 panneaux à motif rectangulaire sur la calandre), de nouveaux feux sont installés sur les ailes arrière, le pilier C du coupé est redessiné, la croix Lincoln en bout de capot disparaît. Elle marque aussi le retrait du catalogue du cabriolet. Des améliorations mécaniques arrivent en cours d’année : le V8 462 est remplacé par le nouveau 460 pc, dévoilé avec la Continental Mark III, lancée en avril 1968. Même si ce dernier développe 365 chevaux et 500 lb-pi de couple, il est conçu pour prendre en compte les préoccupations d’émissions polluantes qui commencent déjà, tout doucement, à émerger.
Une nouvelle grille avant dépassant sur le capot permet de reconnaître le millésime 1969. Les autos sont plus longues (5,65 m, soit 25 centimètres de plus que le modèle 1961). Pour la première fois depuis 1960, le nom Town Car est utilisé et il est cette fois-ci accolé à un ensemble optionnel de luxe comprenant une sellerie en cuir et vinyle, des garnitures de porte uniques, du faux bois sur les dossiers des sièges, de la moquette épaisse et une garniture de pavillon spéciale. Malgré neuf ans en concession, la Continental réalise encore d’assez bons chiffres de ventes (voir tableau ci-dessous).
Production |
Berline 4 portes |
Cabriolet 4 portes |
Coupé 2 portes |
Total |
1961 |
22 303 |
2 857 |
25 160 |
|
1962 |
27 849 |
3 212 |
31 061 |
|
1963 |
28 095 |
3 138 |
31 233 |
|
1964 |
32 969 |
3 328 |
36 297 |
|
1965 |
36 824 |
3 356 |
40 180 |
|
1966 |
35 809 |
3 180 |
15 766 |
54 755 |
1967 |
32 331 |
2 276 |
11 060 |
45 667 |
1968 |
29 719 |
9 415 |
39 134 |
|
1969 |
29 258 |
9 032 |
38 290 |
|
Total |
275 157 |
21 347 |
45 273 |
341 777 |
Une nouvelle génération de Continental voit le jour en 1970, reposant cette fois-ci sur un châssis séparé. Ce modèle aura lui aussi une longue durée de vie puisqu’il ne sera remplacé qu’en 1980 par un véhicule plus petit construit sur la plate-forme Panther.
Épilogue
Aujourd’hui considérée comme un classique, la génération de Continental 1961-69 a permis à Lincoln d’engranger des (modestes) profits. Grâce à cela, elle pourra traverser les années 60 sans être remise en cause par la direction de Ford pour ensuite commencer à offrir de nouveaux produits comme les Continental Mark III et Mark IV, qui vont s’avérer extrêmement rentables. Les années 70 seront fort bénéfiques pour la marque, qui ira de records de ventes en records de ventes. Il faudra toutefois attendre 1988 pour qu’elle batte finalement Cadillac.
Quant à Elwood Engel, bien qu’étant numéro deux du design de Ford, il ne prendra pas la tête de ce département lorsque George Walker partira en retraite en 1961. C’est Gene Bordinat qui sera nommé à ce poste et l’occupera jusqu’à la fin de l’année 1980. Bordinat et Engel se haïssant, ce dernier préfèrera aller chez Chrysler (avec l’aide de Walker), où il sera responsable du design de novembre 1961 jusqu’en 1973. Deux ans avant son décès en 1986, sa femme lui trouvera une Continental 1961 en bon état comme cadeau de Noël. Une fort belle façon de se rappeler que son travail est passé à l’histoire!