Lincoln Continental Mark V : la crise… quelle crise?
Le premier choc pétrolier de 1973 et les nouvelles normes de consommation vont obliger les constructeurs américains à réduire leurs modèles pleine grandeur. Pour tenir sur le marché, Lincoln va choisir une autre solution : la personnalisation à outrance. Et ça va marcher au-delà des espérances de la marque!
Tout au long des années 60, Lincoln vivote face à un Cadillac tout puissant. La division ne doit alors son salut que par le lancement des modèles 1961, reconnus pour l’élégance de leur design. Cette génération, produite jusqu’en 1969, permet à Lincoln de dégager de légers profits, faisant ainsi en sorte que la direction de Ford laisse la marque tranquille. Le lancement en 1968 de la Continental Mark III (dans la continuité de la Continental originale de 1940 et de la Continental Mark II de 1956 mais oubliant au passage les Continental Mark III de 1958 ainsi que les Mark IV de 1959 et Mark V de 1960) est un électrochoc pour la division, dont les ventes décollent enfin.
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Le renouvèlement des modèles pleine grandeur en 1970 et le lancement de la Continental Mark IV en 1972 accélèrent le processus. La production passe pour la première fois le chiffre symbolique des 100 000 en 1973, soit quatre fois plus qu’à la fin des années 50/début des années 60. Au cours de ses cinq années d’existence, la Continental Mark IV réalisera entre 45 et 60% des ventes de la marque. Autant dire que son remplacement est hautement stratégique. Mais le contexte n’est pas très favorable aux gros bateaux. Que faire?
Plus petit ou plus gros?
Pour répondre au succès des Grand Prix, Monte Carlo, Cordoba et Cutlass, le plan est de faire passer la Thunderbird sur une plateforme intermédiaire de 114 pouces (2,90 mètres) d’empattement pour 1977. Et comme les coupés Mark et les T-Bird sont des cousines directes, Henry Ford II suggère de transférer la Mark V sur le même châssis. Des études de styles sont menées dans ce sens et les autos ressemblent à un mélange de Grand Prix 72 et de Continental Mark IV. Finalement, devant les excellents résultats de la Mark IV et certaines difficultés industrielles, la décision est prise de réutiliser le châssis de 120,4 pouces d’empattement de la Mark IV pour la Mark V.
Gene Bordinat, vice-président responsable du design, charge Don DeLaRossa de réaliser les lignes de la Mark V. Après deux ans chez General Motors, DeLaRossa entre chez Ford en 1947 où il restera jusqu’à sa retraite en 1978. Il sera rappelé en 1980 par Lee Iacocca, devenu PDG de Chrysler, pour prendre la direction des bureaux de style en remplacement de Richard Macadam. Tom Gale prendra sa place en 1985 et il partira créer le studio Pacifica en Californie, toujours pour Chrysler, avant de prendre sa retraite définitive en 1989. DeLaRossa avait déjà développé en 1968 un projet concurrent au modèle choisi par Bunkie Knudsen pour la Mark IV. Il décide de partir de ce dessin pour la Mark V. Il crée des lignes tendues, simples avec des arêtes bien marquées. Au final, la Mark V est marginalement plus longue que la Mark IV. Les designers vont jouer avec l’idée d’une variante 4 portes et une maquette à l’échelle 1 sera même réalisée mais rien n’ira plus loin.
Mark III 1971 |
Mark IV 1972 |
Mark IV 1976 |
Mark V 1977 |
|
Empattement (cm) |
297,7 |
305,8 |
305,8 |
305,8 |
Longueur (cm) |
548,9 |
559,1 |
579,4 |
585,0 |
Largeur (cm) |
201,7 |
201,2 |
202,7 |
202,4 |
Hauteur (cm) |
134,6 |
133,1 |
135,9 |
134,6 |
Coffre (L) |
382 |
394 |
408 |
513 |
Poids (kg) |
2271 |
2270 |
2390 |
2208 |
Moteur |
460 pc / 7,5 L |
460 pc / 7,5 L |
460 pc / 7,5 L |
400 pc / 6,6 L |
Taux de compression |
10,2:1 |
8,5:1 |
8,0:1 |
8,0:1 |
Puissance |
365 ch @ 4 600 tr/min |
212 ch @ 4 400 tr/min |
202 ch @ 3800 tr/min |
179 ch @ 4000 tr/min |
Couple |
500 lb-pi @ 2 800 tr/min |
342 lb-pi @ 2 800 tr/min |
352 lb-pi @ 1600 tr/min |
329 lb-pi @ 1600 tr/min |
Source : catalogues Lincoln |
Si la longueur augmente, les ingénieurs parviennent à réduire le poids de près de 180 kilos, un facteur très important pour la consommation d’essence, notamment grâce à l’utilisation d’acier et de verre plus fins ainsi que l’installation d’un moteur plus petit (400 pc, 6,6 litres). Cependant, le 460 pc (208 chevaux et 356 lb-pi de couple) reste disponible en option (sauf en Californie). Dans tous les cas, on retrouve la boîte automatique C6 SelecShift à 3 rapports avec un rapport de pont de 2,75:1 (2,75:1 autobloquant disponible ou 3,00:1 en option sur le 460 pc). Les suspensions avant sont de type McPherson alors que l’essieu arrière rigide repose sur des ressorts hélicoïdaux. Les freins sont assistés et à disque aux quatre roues.
Un dinosaure… très populaire!
Les Continental Mark V sont présentées au public le 1er octobre 1976. Pour un prix de base de 11 396 USD / 13 214 CAD, le client obtient la direction assistée, les vitres électriques, la climatisation à réglage automatique, les vitres teintées, le coffre entièrement tapissé, la radio AM/FM à quatre haut-parleurs et antenne électrique, les sièges Twin Comfort avec appuie-bras centraux et réglages électriques côté conducteur, une montre Cartier, des garnitures en simili noyer sur la planche de bord ainsi que les initiales du propriétaire sur la porte (à commander après livraison de l’auto).
Ce qui est déjà pas mal… mais le catalogue des options est encore plus long : régulateur de vitesse, essuie-glaces intermittents, ensemble de remorquage, toit ouvrant électrique Moonroof vitré, volant inclinable, ajustement électrique du support lombaire, siège passager électrique, ensemble dégivrage, antiblocage des roues électronique Sure-Track, échappement double, différents systèmes audio (y compris avec lecteur 8 pistes), toit vinyle ou toit vinyle Landau (couvrant uniquement le pilier arrière), intérieur en cuir, intérieur en tissu Majestic, verrouillage centralisé, moulures de côté de caisse, roues en aluminium forgé ou en aluminium moulé de type turbine, peinture métallisée Moondust… La liste est exhaustive.
Mais si vous voulez personnaliser encore plus votre auto, il existe les ensembles Groupe grand luxe. Chacun comprend le siège passager électrique et permet de coordonner les couleurs de la carrosserie, du toit vinyle optionnel et des moulures latérales. Pour le millésime 1977, il en existe cinq : cordouan/blanc, or/crème, bleu minuit/crème, rouge/rose et jade pâle/jade foncé. Et si cela ne suffit toujours pas, il est possible de commander une édition « Designers Series » (ou Grands de la mode dans les catalogues québécois). Ces éditions ont été introduites la dernière année de fabrication de la Continental Mark IV et ont immédiatement représenté près d’un quart des ventes.
Sur la Mark V, les mêmes noms sont repris que sur la Mark IV : Bill Blass (peinture et moulures latérales bleu minuit, toit vinyle et intérieur en cuir chamois), Givenchy (peinture jade foncé, moulures et toit vinyle chamois, intérieur en cuir ou velours Majestic jade foncé), Pucci (peinture et moulures latérales noir diamant, toit vinyle et intérieur en cuir blanc) et Cartier (peinture, moulures, intérieur en cuir et toit vinyle de couleur gris colombin). Toutes les « Designers Series » comprennent la signature du styliste gravée dans la vitre opéra sur le pilier arrière, les roues en aluminium turbine et une plaque en or 22 carats sur la planche de bord portant les initiales du propriétaire. Selon les années, ces séries spéciales réaliseront entre 20 et 25% des ventes de la Continental Mark V.
Dans son édition 1977, le Guide de l’auto est moins qu’enthousiaste à propos de ce nouveau modèle : « Cette voiture possède des porte-à-faux avant et arrière absolument ridicules qui la font ressembler à un char d’assaut plutôt qu’à un moyen de transport raffiné. La tenue de route s’en ressent ainsi que la maniabilité. L’équipement est, bien sûr, luxueux, mais le budget d’essence aussi… La Mark V reste un des derniers spécimens de la race des monstres condamnés à disparaître. »
C’est vrai… mais pas tout de suite car la clientèle nord-américaine en demande et en redemande : les ventes augmentent de 43% par rapport à 1976! Comme c’était déjà le cas avec la Mark IV, la Cadillac Eldorado est enfoncée (voir tableau ci-dessous). Chez Lincoln, on sable le champagne car la marque réalise la meilleure année de son existence et il faudra attendre 1988 pour que ce chiffre soit battu (année où Lincoln passera pour la toute première fois devant Cadillac en termes de ventes).
Joyeux anniversaire!
Les Continental Mark V reçoivent quelques améliorations techniques pour 1978 : systèmes de refroidissement et convertisseur de couple de la transmission automatique revus, ajout d’un régulateur électronique du voltage, échappement plus libre, réservoir d’essence plus petit. Les puissances sont ajustées : 166 chevaux pour le 400 pc et 210 chevaux pour le 460 pc. Parmi les nouvelles options, on note un affichage à DEL indiquant la distance restante sur le plein d’essence, une télécommande d’ouverture de porte de garage ainsi qu’une radio intégrant la CB 40 canaux (vous souvenez-vous de la CB?). Les prix de base passent à 12 099 USD / 14 565 CAD.
À l’extérieur, un nouveau type de toit vinyle dit Carriage, simulant une capote de cabriolet, est disponible. Il entraîne la disparition des vitres opéra. Les ensembles Groupe grand luxe sont maintenant au nombre de huit : le bleu Wedgewood remplace le bleu minuit et des ensembles champagne, chamois et gris colombin sont ajoutés. Les quatre séries « Grands de la mode » sont reconduites mais complètement revues : peinture et intérieur en rouge cordouan, toit vinyle et moulures chamois pour la Bill Blass; peinture jade métallique, intérieur en cuir jade, toit vinyle et moulures chamois pour la Givenchy; peinture gris métallique, intérieur gris colombin, toit vinyle et moulures en noir pour la Pucci; champagne pour les différents éléments de la Cartier.
Mais la nouveauté la plus significative de l’année est l’édition « Golden Jubilee », conçue pour célébrer les 75 ans d’existence de Ford. Également disponible sur la Thunderbird, ce groupe d’équipement comprend dans la Mark V à peu près toutes les options proposées. Il peut être commandé en deux couleurs : bleu glace ou or Galveston. Les moulures, toit vinyle et intérieur sont coordonnés. Les roues turbine sont incluses, on retrouve des bandes chromées sur les volets latéraux des ailes avant et un motif de diamant exclusif est gravé dans les vitres opéra.
À l’intérieur, un parapluie est installé dans la console centrale et même le manuel de l’utilisateur est recouvert de cuir. Mais tout ceci à un coût : 65% du prix d’une Mark V de base! Ce qui explique certainement que seulement 5 159 acheteurs aient choisi cet ensemble. Mais le profit par véhicule que Lincoln réalise va donner des idées à la marque…
Les ventes baissent légèrement (-9,6%) mais elles restent largement supérieures à celles de l’Eldorado, alors tout va bien…
La fin des dinosaures
Grosse année pour Ford en 1979 avec le lancement des Mustang de troisième génération et des modèles pleine grandeur sur la base de la plateforme Panther chez Ford et Mercury. Mais la réduction des dimensions (l’empattement passe de 121 à 114,3 pouces) n’aura pas lieu chez Lincoln qui bénéficie pour une année encore des anciens châssis pleins « pleine » grandeur.
Les consommateurs en sont bien conscients et les plus traditionalistes d’entre eux vont se précipiter chez les concessionnaires pour acheter la dernière « vraie » grosse américaine. C’est pour cela que la marque réalisera sa deuxième meilleure année à vie et que les ventes de Continental Mark V remontent (+4,6%) malgré peu de changements et malgré le fait que Cadillac ait renouvelé son Eldorado.
Afin de mieux passer les normes de consommation CAFE, le 460 pc disparaît et le 400 pc ne développe plus que 159 chevaux. Il est de plus associé à un pont arrière rallongé de 2,47:1. Six types de radios sont dorénavant disponibles. À nouveau, les ensembles Groupe grand luxe sont revus et sont au nombre de neuf : blanc, bleu cristal, bleu Wedgewood, gris colombin, champagne, or/crème, turquoise, rose/rouge et cordouan.
Trois des quatre « Designer Series » sont également modifiées : bas bleu (peinture et moulures) avec haut blanc (peinture et toit vinyle Carriage) et intérieur en cuir blanc ou bleu sur la Bill Blass; bleu cristal pour tous les éléments sur la Givenchy; peinture turquoise métallique, toit vinyle et moulure bleu minuit, intérieur en cuir blanc sur la Pucci. Seule la Cartier ne connaît pas d’évolutions.
Afin de célébrer la fin d’une ère, Lincoln présente les « Collector Series » (Série pour Collectionneurs dans les catalogues québécois), des éditions haut de gamme disponibles sur les Continental berline et Mark V qui reprennent la thématique du tout compris de la « Golden Jubilee ». Elles sont proposées en quatre couleurs : bleu minuit et blanc dès le lancement puis l’argent métallisé et le bleu cristal sont ajoutés en cours de millésime. La grille est peinte en doré quelle que soit la couleur choisie tandis que la fenêtre opéra disparaît. Cette option coûte encore près de 60% du prix de base (qui passe à 13 067 USD / 16 410 CAD pour 1979). Pourtant, 6 262 acheteurs la cocheront sur le bon de commande.
Lincoln |
Mark IV |
Mark V |
Cadillac |
Eldo. Série 2 |
Eldo. Série 3 |
|
1972 |
94 560 |
48 591 |
267 787 |
39 984 |
||
1973 |
128 073 |
69 437 |
304 839 |
51 451 |
||
1974 |
93 983 |
57 316 |
242 330 |
40 412 |
||
1975 |
101 843 |
47 145 |
264 732 |
44 752 |
||
1976 |
124 756 |
56 110 |
309 139 |
49 184 |
||
1977 |
191 355 |
80 321 |
358 488 |
47 344 |
||
1978 |
169 620 |
72 602 |
349 684 |
46 816 |
||
1979 |
189 546 |
75 939 |
383 138 |
67 436 |
||
Total |
278 599 |
228 862 |
La Mark V s’avèrera un véritable succès commercial. Si en moyenne la Mark IV s’est vendue à près de 56 000 exemplaires par an, la Mark V se vendra quant à elle en moyenne à plus de 76 000 exemplaires chaque année. Elle dégagera des profits substantiels pour Lincoln. Mais sa courte durée de vie s’explique par la nécessité industrielle de passer sur la plateforme Panther.
Pour 1980, les Lincoln rapetissent et la Mark VI fait son apparition. Malgré l’ajout d’une version quatre portes, elle ne connaîtra pas le même succès (le second choc pétrolier y est aussi pour beaucoup) et sera remplacée en 1984 par une Mark VII plus sportive basée sur la plateforme Fox de la Mustang et ayant l’ambition de concurrencer BMW. Mais ceci est une autre histoire…