Concepts Ford Probe : sculptés par le vent
Généralement, les véhicules concepts sont développés pour tester de nouvelles tendances ainsi que les réactions des acheteurs potentiels. Les prototypes Probe ont eu deux autres fonctions : éduquer le public et la direction de Ford et acquérir un nouveau savoir-faire.
Dans les années 70, le design de Ford se limite souvent à ce que les anglophones appellent du « three box design » : une boîte pour le compartiment moteur, une boîte pour l’habitacle et une boîte pour le coffre. Mais il y a une bonne raison à cela : Henry Ford II, PDG de la compagnie, n’aime que les calandres verticales et le message était clair parmi les designers : si vous tentez autre chose, c’est la porte. Lee Iacocca, président de Ford, est également amateur de formes statutaires. Enfin, Gene Bordinat, vice-président responsable du design, est en place depuis 1961 et n’a peut-être plus le flair pour aborder les défis de la fin de la décennie et de la suivante.
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Vous reprendrez bien un petit CAFE?
Dès le milieu des années 70, les constructeurs subissent la double pression du premier choc pétrolier d’octobre 1973 (qui a fait passer les consommateurs vers des véhicules plus économiques et souvent d’origine japonaise) et la loi CAFE (Corporate Average Fuel Economy). Instaurée par le Congrès américain en 1975, elle fixe des objectifs de consommation moyenne par constructeur à partir de 1978 qui sont prévus pour être progressivement plus contraignants. De 18 mpg en 1978 (13,1 L/100 km) pour les automobiles, l’objectif doit passer à 27 mpg (8,7 L/100 km) en 1984. Si ces chiffres ne sont pas respectés, les compagnies s’exposent à de lourdes pénalités.
Afin de réaliser ces gains importants, la pression est mise sur les ingénieurs qui doivent développer de nouveaux châssis, de nouveaux moteurs, utiliser des matériaux plus légers comme l’aluminium ou le plastique. Toutefois, il y existe une approche additionnelle et bien moins coûteuse : réduire le coefficient de traînée aérodynamique, le fameux Cx, indicateur de la résistance du véhicule à l’air. Avant cela, il va falloir balayer les résistances... internes.
C’est X!
Le 13 juillet 1978, Lee Iacocca est renvoyé par Henry Ford II. Ce dernier laisse son poste de PDG de Ford le 1er octobre 1979. C’est le duo Philip Calwell (PDG) et Donald Petersen (président) qui prend la tête de Ford. Ce duo, particulièrement Caldwell, va s’avérer très à l’écoute du département de design. Et cela bouge aussi de ce côté. Ford vient de sortir son premier modèle avec une calandre inclinée, la Mustang III sur la plateforme Fox, pour le millésime 1979.
Le numéro deux de Bordinat, Don F. Kopka, a une approche plus originale que Bordinat en matière de style automobile. Il faut dire qu’il a travaillé pour le flamboyant Virgil Exner avant que ce dernier ne soit renvoyé de Chrysler en 1962. Il entre ensuite chez Ford en 1964 et l’un de ses premiers projets est le restylage de la Mustang pour 1967. Kopka va s’avérer le champion de l’aérodynamisme chez Ford. C’est lui qui, dès 1979, démarre le programme Probe. Il sent qu’il doit faire changer l’image de Ford auprès du public en termes de style et l’éduquer, ainsi que la frileuse hiérarchie de Ford, à ces nouvelles formes dictées par le vent. Quand Bordinat quittera l’entreprise, à cause de problèmes cardiaques, le 1er décembre 1980, c’est Kopka qui lui succédera. Il pourra alors pleinement développer son approche et faire rentrer Ford dans les années 80. Et pour cela, il peut compter sur un important allié italien.
Que bella carrozzeria!
Établi en 1916, le carrossier Ghia travaille pour plusieurs constructeurs européens. Durant les années 50, il réalise de nombreux projets pour Chrysler (dont le concept Norseman, qui coulera avec l’Andrea Doria au large des côtes du Massachusetts) ainsi que pour Ford (dont la Lincoln Futura, la future Batmobile). Alejandro de Tomaso, qui a racheté l’entreprise en 1967, revend ses parts à Ford en 1970. À partir de là, Ghia devient un studio de style exclusif à la compagnie. Il concevra et construira d’innombrables concepts au cours des années 70, 80 et 90. Le nom Ghia est également associé aux versions haut de gamme de modèles Ford en Europe et Asie Pacifique ainsi qu’en Amérique du Nord (notamment la Mustang II).
Bien que basé à Turin et dépendant de Ford Europe, la consigne est clairement passée : Ghia peut développer des projets pour les divisions de Ford du monde entier. Et Kopka ne se privera pas! C’est là qu’il fera réaliser plusieurs modèles de la série Probe entre 1979 et 1985.
Probe I
Le concept Probe I est présenté au Salon de l’auto de Francfort en septembre 1979. Fait intéressant, il porte déjà le numéro I, indiquant ainsi la volonté de Ford de créer une série. Selon Kopka, le nom Probe (qui veut dire enquêter, fouiller, explorer) a été choisi parce que la voiture « explore l’avenir avec une nouvelle forme dynamique et un nouveau design ». De dimensions similaires à une Mustang (il repose d’ailleurs sur un châssis Fox modifié), le concept peut accueillir 4 passagers. Il embarque un 4 cylindres turbo de 2,3 litres. Grâce à son Cx de seulement 0,25 (pour comparaison, une Mustang 1979 affiche 0,44), Ford revendique une consommation de 39 mpg (6,0 L/100 km) à la vitesse stabilisée de 90 km/h.
L’auto peut être démarrée avec une carte de crédit et bénéficie du meilleur de la technologie de l’époque : appuie-têtes à réglage électrique, centre de messages électroniques, ordinateur de bord… On peut même (déjà) y jouer à des jeux vidéo! Initialement présenté en blanc, il sera plus tard repeint en rouge.
Probe II
La Probe II, c’est en quelque sorte le vilain petit canard de la famille puisque c’est le seul véhicule de la série qui n’est pas destiné à faire avancer la recherche aérodynamique. Dans un laconique communiqué de presse de deux pages publié en février 1980, Ford met plutôt en avant le pragmatisme de cette étude et estime que l’auto pourrait être mise en production vers 1985. La marque n’y indique même pas le Cx. Ce n’est qu’en fouillant dans des documents internes à Ford que l’on peut trouver l’information. Elle affiche 0,30. Ce n’est pas exceptionnel mais bien mieux que nombre de modèles de l’époque.
Bien que dévoilée au Salon de l’auto de Genève en mars 1980, c’est une auto destinée à l’Amérique du Nord. Il s’agit d’une berline 5 portes à traction avant qui pourrait recevoir un moteur 4 cylindres essence ou turbo diesel. Ford parle de l’utilisation de matériaux légers et des phares intégrés alors que seules les optiques scellées sont autorisées aux États-Unis. Rien n’ira plus loin et Ford aura autre chose à présenter en 1985. Nous y reviendrons.
Probe III
La Probe est un véhicule concept qui n’en est pas vraiment un. En effet, Ford doit présenter à l’automne 1982 la remplaçante des Taunus (Europe continentale) et Cortina (Angleterre), des voitures avec une esthétique très classique. Baptisée Sierra, elle possède des lignes très avant-gardistes réalisées par Patrick le Quément (futur directeur du style de Renault) sous la direction d’Uwe Bahnsen. Les dirigeants de Ford sont nerveux et ont peur que la clientèle ne soit déstabilisée (ils auront raison car la Sierra connaîtra un début de commercialisation un peu difficile). C’est dans le but d’habituer les potentiels acheteurs qu’est dévoilée la Probe III au Salon de l’auto de Francfort en octobre 1981. Directement basée sur la Sierra 5 portes, elle regroupe tout le savoir-faire de Ford : soubassement entièrement caréné (avec pot d’échappement plat), double aileron arrière (que l’on retrouvera en Europe sur la Sierra XR4i et en Amérique du Nord sur la Merkur XR4Ti), jupe avant réglable qui s’abaisse en fonction de la vitesse en remplacement d’un spoiler fixe, bavette en plastique autour des roues pour combler le vide entre les pneus et la carrosserie, rétroviseurs avec carénage en plastique, disparition des gouttières, pare-brise et vitre arrière affleurants.
Grâce à tout cela, la Probe III revendique un Cx de 0,22. Pour comparaison, celui de la Sierra de série sera de 0,34. À l’intérieur, on retrouve un tableau de bord électronique avec l’ancêtre d’un GPS. La Probe III aura un impact significatif sur l’industrie dans les années 80, car elle démontre qu’il est possible de concevoir une auto de série capable de fendre efficacement l’air. Mais Ford ne va pas s’arrêter là…
Probe IV
C’est en janvier 1983 qu’est montrée la Probe IV, durant le Salon de l’auto de Detroit. Il s’agit d’une berline 4 portes présentant le Cx exceptionnellement bas de 0,152. Pour y arriver, les ingénieurs de Ford ont mis les petits plats dans les grands : phares affleurants, essuie-glaces dissimulés derrière un volet mobile, ajustement automatique de la hauteur de suspension en fonction de la vitesse ou manuel (jusqu’à 6 pouces à l’arrière et 4 pouces à l’avant), spoiler avant pouvant s’abaisser, carénage intégral du dessous… Même les pneus ont été redessinés par Goodyear pour être plus aérodynamiques! Pour obtenir un avant aussi bas que possible, la suspension McPherson a été revue, le moteur (un 4 cylindres 1,6 litre provenant d’une Escort et couplé à une boîte automatique à 3 rapports) est modifié pour être incliné à 70 degrés et le radiateur est déplacé vers l’arrière. Il s’agit en fait de deux petits radiateurs installés sur les côtés, en arrière des roues. L’air est guidé depuis les côtés et évacué à l’arrière, dans une zone de dépression. Le carénage des roues avant est particulièrement sophistiqué. Afin de ne pas réduire le rayon de braquage tout en optimisant le flux d’air en virage, les pneus sont recouverts d’un cache en plastique et le carénage est une membrane en uréthane. Lorsque la roue tourne, le cache en plastique vient déformer la membrane, qui empêche l’air de se glisser entre la carrosserie et la roue.
Puisque l’auto est très basse (1,20 mètre), les sièges ont été redessinés et sont articulés dans la partie haute du dossier pour offrir tout le confort aux passagers. Donald Kopka expliquera qu’il s’agit là de la première voiture Ford entièrement conçue par ordinateur. La marque en construira deux modèles : l’un roulant et fonctionnel et l’autre avec l’intérieur complet.
Probe V
Pour améliorer le Cx de 10% entre la Probe IV et la Probe V, Ford va devoir utiliser des solutions radicales. En fait, Ford a déjà démarré le travail sur la V avant même d’avoir terminé la IV. Finie la berline 4 portes, la Probe V est un coupé 2+2. Plus de toit en tôle, tout est en verre. Les vitres sont réduites à de petites ouvertures. Les portes sont coulissantes et enveloppantes vers le haut pour faciliter l’accès à l’habitacle. La carrosserie en matériau composite reprend le concept de la membrane de la Probe IV mais c’est l’aile entière qui joue ce rôle. Un petit aileron dorsal à l’arrière fait office de stabilisateur contre les vents latéraux. Le moteur (de type inconnu, Ford précise seulement qu’un 4 cylindres turbo est prévu) est monté en position centrale arrière. La vitre arrière est glissante pour pouvoir y accéder.
L’air de refroidissement rentre par les côtés et est évacué par l’arrière. Le fond est évidemment caréné. À l’intérieur, on retrouve un affichage à tête haute et un système audio qui peut se rabaisser et laisser la place à un écran numérique multifonctions. Dévoilée en août 1985, la Probe affiche un Cx record de 0,137. Ford précise même qu’elle offre une meilleure pénétration dans l’air qu’un avion de chasse F-15.
Exploration réussie
La mission d’éducation des concepts a porté ses fruits, tant à l’interne que dans le grand public. Ford a lancé avec succès la neuvième génération de Thunderbird en 1983 (dite Aero Bird). Mais la compagnie jouera son plus gros pari pour le millésime 1986 avec la Taurus, présentée à la presse en janvier 1985. Le constructeur a misé sur ce modèle tout ce qui restait dans ses caisses, c’est-à-dire 3 milliards de dollars. La Taurus est si différente que même Henry Ford II dira avant son lancement que la marque est allée trop loin. Mal vu car la Taurus recevra le titre de Voiture de l’année 1986 de la part du magazine Motor Trend, elle connaîtra un énorme succès commercial et elle est aujourd’hui considérée par les spécialistes comme le design de production pour un modèle américain le plus important des années 1980. Don Kopka aura eu raison de miser sur l’aérodynamisme.
Quant à l’appellation Probe, elle refera surface au millésime 1989 sur un coupé traction avant sur base de Mazda MX-6 qui était initialement prévu pour remplacer la Mustang de troisième génération. Devant les réactions enflammées des amateurs du pony car, Ford choisira de la renommer Probe en urgence et la quatrième génération de Mustang, renouvelée en 1994, restera une propulsion avec un bon gros V8. Mais ceci est une autre histoire…