Lincoln Continental Mark VI 1980-83 : la rupture
Jusqu’en 1979, tout allait bien dans le meilleur des mondes. La Continental Mark V était plus grosse et connaissait plus de succès que la Continental Mark IV qui elle-même était plus grosse et avait connu plus de succès que la Continental Mark III. Mais pour de sombres histoires de pétrole, Lincoln devra raccourcir sa Mark VI et là, ça va déraper.
La première Lincoln Continental est imaginée en 1939 comme véhicule personnel d’Edsel Ford. Devant l’intérêt de ses riches amis, il en ordonnera la production en (petite) série. Elle deviendra une icône du design contemporain. En 1952, Ford lance un ambitieux plan d’expansion avec deux nouvelles marques à la clé : Edsel, lancée en 1958, et Continental, lancée en 1956. La Continental Mark II est pensée comme un modèle de grand prestige, mais sera un important échec et ne sera commercialisée que deux ans. Lincoln vivote à travers les années 60 grâce à une Continental d’une rare élégance présentée en 1961.
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L’image de Mark
La marque de luxe connaîtra un électrochoc avec la présentation de la Continental Mark III au millésime 1969. L’auto était une « Thunderbird avec une calandre de Rolls-Royce », comme l’expliquera Lee Iacocca - à ce moment vice-président responsable du groupe automobiles et camions de Ford. Les ventes de la marque décollent et la Mark III fera de l’ombre à la Cadillac Eldorado. En 1972, la Thunderbird est renouvelée et Lincoln dévoile la Mark IV. Grâce à une multiplication des ensembles décoratifs, elle ne connaîtra pas vraiment les effets du premier choc pétrolier de 1973. Alors que la Thunderbird repose sur un châssis d’intermédiaire à partir de 1977 (elle rencontrera un énorme succès commercial), la Mark V reste sur le châssis de la Mark IV. Bien lui en prendra, ce sera la génération de Mark qui se vendra le mieux.
Mark de fabrique
Si la Mark V a pu rester un paquebot, aucune chance que la Mark VI, dont le développement commence en 1976, ne voit pas ses dimensions diminuer. Suite au premier choc pétrolier, il a fallu chercher tous les moyens pour réduire la consommation d’essence. Produire un véhicule plus petit et plus léger en est un excellent. En outre, le Congrès américain a adopté en 1975 les normes de consommation CAFE (Corporate Average Fuel Economy) qui entrent en vigueur en 1978. Gale Halderman, à ce moment directeur du studio de design Lincoln Mercury, explique que les designers souhaitaient faire reposer la Mark VI sur la plateforme Fox, laquelle allait servir de base aux Ford Fairmont et Mercury Zephyr en 1978 (et à la Mustang en 1979). La direction de Ford voulait plutôt qu’elle repose sur la plateforme Panther des Ford LTD et Mercury Marquis qui allaient être présentées au millésime 1979.
Le style des Lincoln est réalisé par John Aiken et son équipe. L’idée de départ est d’utiliser les lignes de la Mark V et de les mettre à l’échelle en prenant en compte que l’empattement passait de 120,4 pouces à 114,3 pouces pour les deux portes et à 117,3 pouces pour les quatre portes. D’un côté, Henry Ford II voulait des voitures plus courtes et, de l’autre, Lee Iacocca voulait des autos plus longues. Les designers couperont la poire en deux. Au bout du compte, les lignes des Continental et Mark VI n’ont pas l’élégance de la Mark V et semblent un tantinet… comprimées, justement. Par contre, les nouveaux modèles sont plus aérodynamiques et ça, c’est important. Finie la carrosserie exclusive, la Mark VI se distinguera simplement des Continental « de base » par les volets de phares (halogènes) rétractables à l’avant, les fausses prises d’air dans les ailes avant (reprises de la Mark V), la petite vitre opéra dans le montant arrière et le traditionnel bossage de la malle arrière simulant une roue de secours.
Commerçant dans l’âme, Lee Iacocca veut développer la marque… « Mark » et souhaite ajouter de nouvelles carrosseries en plus du coupé. Trois seront étudiées : une berline 4 portes, une familiale (qui n’était qu’une LTD Crown Victoria Country Squire à peine revampée) ainsi qu’un coupé 2 places avec empattement raccourci et sorties d’échappement latérales partant des ailes avant comme sur les modèles des années 30. Son licenciement par Henry Ford II le 13 juillet 1978 fera en sorte que nous n’aurons pas, heureusement, droit à ces deux dernières.
Tout pour se dé-Mark-er
C’est le 12 octobre 1979 que sont commercialisées les nouvelles Lincoln pleine grandeur millésime 1980 : les Continental et Continental Mark VI, fabriquées dans l’usine de Wixom, dans le Michigan. L’évidence, c’est que ces modèles sont sensiblement plus petits (-36 cm pour le coupé par rapport à la Mark V). Mais, comme vous pouvez le voir ci-dessous, ils sont plus habitables dans presque toutes les dimensions. Le coffre est également plus généreux.
Dimensions en mm (2 portes) |
Mark V 1979 |
Mark VI 1980 |
Empattement |
3 058 |
2 903 |
Longueur |
5 850 |
5 486 |
Hauteur |
1 344 |
1 407 |
Largeur |
2 024 |
1 984 |
Hauteur siège plafond avant |
953 |
965 |
Hauteur siège plafond arrière |
942 |
960 |
Espace jambes avant |
1 074 |
1 067 |
Espace jambes arrière |
864 |
965 |
Largeur aux épaules avant |
1 537 |
1 542 |
Largeur aux épaules arrière |
1 499 |
1 547 |
Largeur aux hanches avant |
1 407 |
1 438 |
Largeur aux hanches arrière |
1 379 |
1 448 |
Volume du coffre (L) |
512 |
634 |
Poids (kg) |
2 181 |
1 860 |
Plus petites et plus légères, les Mark VI embarquent logiquement des moteurs de plus faible cylindrée. Finis les 460 pouces cubes (7,5 litres) ou les 400 pc (6,6 litres) de la Mark V. Ici, le bloc de base est un V8 de 302 pc (4,9 litres) doté d’une injection électronique et développant 129 chevaux à 3 600 tr/min et 231 lb-pi à 2 000 tr/min. Pour ceux qui veulent un peu, mais vraiment un peu, plus de puissance, un 351 pc (5,8 litres) à carburateur deux corps est disponible en option. Il produit 140 chevaux à 3 400 tr/min et 265 lb-pi à 2 000 tr/min (seul ce moteur est offert au Canada). Tous deux sont dotés d’un système de contrôle électronique qui gère l’allumage, le ratio air/essence et la recirculation des gaz pour la dépollution. Une seule boîte de vitesses est proposée : la nouvelle AOD à 4 rapports avec blocage de convertisseur sur le quatrième rapport pour un meilleur rendement. Tout ceci permet à Lincoln d’annoncer une baisse de 41% de la consommation par rapport à 1979 dans ses publicités. Un argument de poids en cette période de seconde crise du pétrole.
L’autre nouveauté importante, c’est l’apparition d’une carrosserie 4 portes sous la dénomination Mark. La 2 portes comme la 4 portes viennent bien équipées : toit en vinyle, phares de virage (situés au bas des ailes avant), tableau de bord électronique avec ordinateur de bord à 6 fonctions, siège conducteur à réglage électrique en 6 directions, appliques en similibois, radio AM/FM à 4 haut-parleurs avec antenne électrique, vitres teintées et électriques, vitres de déflecteur (dans la portière avant) à commande électrique et climatisation automatique. Les options sont légion : peinture métallisée, toit ouvrant, rétroviseur de droite à télécommande, roues en aluminium, réglages électriques pour le siège passager, capitonnage en cuir, ouverture électrique du coffre, système de déverrouillage sans clé (grâce à un clavier numérique installé sur la portière), radio (soit 8 pistes, soit à cassettes soit avec la CB à 40 canaux), différentiel arrière autobloquant, ensemble remorquage, suspension renforcée, rétroviseur de gauche chauffant… Mentionnons une option bizarre : les phares de tourisme, qui sont en quelque sorte des phares… au-dessus des phares. Vous vous souvenez que toutes les Mark VI viennent de série avec des volets escamotables à l’avant. Eh bien, l’option phares de tourisme ajoute un éclairage additionnel à faible intensité (couplé aux feux de position) SUR le volet rétractable pour donner une signature lumineuse exclusive. Si vous en voyez l’utilité, écrivez au Guide de l’auto!
Pour ceux qui en veulent davantage, il existe un modèle « tout compris » disponible uniquement en marron foncé ou en argent métallisé : la Mark VI série « Signature ». Celle-ci n’est pas donnée. Pour comparaison, la Continental « de base » coûte 16 126 (2 portes) ou 16 524 (4 portes) CAD. La Mark VI monte à 20 460 (2 portes) ou 20 942 (4 portes) CAD. La Signature demande 27 866 (2 portes) ou 28 306 (4 portes) CAD. Il reste à parler d’une « tradition » établie lors de la dernière année de commercialisation de la Mark IV, en 1976 : les « Designer Series » (ou série « Couturiers » au Québec). Les 4 mêmes créateurs que d’habitude reviennent : Emilio Pucci, Bill Blass, Givenchy pour la mode et Cartier pour l’horlogerie. Chaque modèle, uniquement en 2 portes, se distingue par des combinaisons de couleurs intérieures et extérieures exclusives, une plaque avec le nom de l’acheteur sur la planche de bord et la sellerie en cuir de série.
Elle Mark le pas…
Dans son édition de 1980, le Guide de l’auto souffle le chaud et le froid à propos des nouvelles Continental et Continental Mark VI. D’un côté, les dimensions plus raisonnables, le silence et le confort de roulement ainsi que les consommations en baisse (mais encore estimées comme élevées) sont bien accueillis. Par contre, l’auto est jugée d’un « goût discutable », la suspension est « guimauve », la direction est « floue » et tout l’arsenal électronique (tableau de bord, ordinateur de bord, clavier de verrouillage, radio) est considéré inutile, probablement peu fiable par grand froid, voire même dangereux car l’affichage à cristaux liquides oblige à quitter trop longtemps la route des yeux (une préoccupation qui ne date donc pas que de la généralisation des écrans dans nos habitacles…).
Il est vrai que les acheteurs vont être déroutés. Puisque même avec une carrosserie supplémentaire, la production va être en baisse de 48,8% par rapport à 1979. Il y a essentiellement deux raisons à un tel chiffre. La première, c’est que la Mark VI a perdu sa carrosserie unique et, donc, son côté exclusif. De loin, il faut vraiment savoir où regarder pour faire la différence entre une Continental et une Continental Mark VI. À ce niveau de prix, ça passe mal! Ensuite, l’année 1980 est une année de récession et le marché est passablement déprimé. Même Cadillac, qui a connu la meilleure année de son histoire en 1979, voit ses ventes baisser de 40%. Pour Lincoln, c’est encore pire : -60,5% tous modèles confondus! Et crouton rassis sur la soupe à la grimace, la Cadillac Eldorado s’est mieux vendue que la Mark pour la première fois depuis 1972.
Les Lincoln modèle 1981 sont présentées le 3 octobre 1980. Le 351 pc n’est pas reconduit et c’est maintenant le seul 302 pc (130 chevaux à 3 400 tr/min et 230 lb-pi à 2 200 tr/min) qui se charge de faire avancer les Lincoln des deux côtés de la frontière. La liste des équipements de série est allongée et celle des couleurs intérieures et extérieures est modifiée. Les séries Couturier voient leurs combinaisons de couleurs révisées. Malgré tout, cela ne suffit pas et les ventes sont en baisse de 5,6%. Le marché reste déprimé et Cadillac ne gagne que 4,4 petits pour cent. De son côté, la Continental devient la Town Car. Un fait qui va avoir son importance en 1982.
C'est le 24 septembre 1981 qu’arrivent les Lincoln millésime 1982. La grosse nouveauté de l’année est la Continental, une intermédiaire basée sur la plateforme Fox. Histoire de ne pas embrouiller la clientèle, la Continental Mark VI prend simplement le nom de Mark VI. Deux toits de vinyle sont ajoutés à la liste des options tandis que la Signature perd plusieurs équipements de série. Il y a de gros changements dans les éditions Couturiers : la Givenchy est appliquée à la Continental, la Cartier à la Town Car (une association qui tiendra jusqu’en 2003) et la Pucci n’est plus disponible qu’en 4 portes. Leurs couleurs sont de nouveau revues. Enfin, le V8 voit sa puissance passer à 134 chevaux et son couple à 232 lb-pi (toujours aux mêmes régimes). Grâce à l’introduction de la Continental, les ventes de Lincoln repartent à la hausse mais pas celles de la Mark VI dont la production baisse encore de 28,2%.
Les choses vont commencer à s’arranger pour le millésime 1983. Les nouveaux modèles arrivent le 14 octobre 1982. Il faut retenir essentiellement des changements sur les listes d’équipement ainsi que de nouveaux chiffres de puissance (130 chevaux à 3 200 tr/min) et de couple (240 lb-pi à 2 000 tr/min). Côté série Couturiers, une édition Pucci à 2 portes est ajoutée en cours d’année. La récession commence à s’estomper et les immatriculations de Cadillac et Lincoln repartent à la hausse (+24,3% et +18,5% respectivement). La Mark VI en profite aussi avec une progression de 17,2%.
1980 |
1981 |
1982 |
1983 |
Total |
|
2 portes |
20 647 |
18 740 |
11 532 |
12 743 |
63 662 |
4 portes |
18 244 |
17 958 |
14 804 |
18 113 |
69 119 |
Total |
38 891 |
36 698 |
26 336 |
30 856 |
132 781 |
Total Lincoln |
74 908 |
69 357 |
85 313 |
101 068 |
Elle n’a pas laissé sa Mark
Mais c’est trop peu, trop tard. Pour 1984, Lincoln prépare une Mark VII avec un style beaucoup plus contemporain et un contenu technologique sérieusement musclé. Cette voiture ne sera proposée qu’en coupé.
Alors, la Mark VI, un échec? Dans un sens, oui. Les lignes trop proches de la Continental lui ont ôté beaucoup de cachet et elle est arrivée dans une très mauvaise conjoncture. Par contre, lorsque l’économie va se redresser, les ventes de Town Car vont régulièrement progresser. À tel point que, pour la première fois de son histoire, Lincoln passera devant son ennemi de toujours en 1988. Une idée relevant de la pure science-fiction 20 ans plus tôt. La Town Car sera restylée pour les millésimes 1990 et 1998 mais conservera les soubassements du modèle 1981. La plateforme Panther était bien née et les lignes classiques auront du succès à un moment où les produits GM lancés en 1984-85 auront de la difficulté à trouver leur place sur le marché. Si la Mark VI n’a pas connu les chiffres de ventes de ses prédécesseurs, au moins, elle n’a pas terni l’image de Mark de son constructeur.