Ma première fois au volant : Chevrolet Impala 1961
Elle était blanche, décapotable avec un intérieur rouge et un moteur qui grondait doucement sous son grand capot. Mais à vrai dire, j’avais à peine neuf ans et je me foutais un peu des détails. Par exemple que ce moteur était sans doute un V8 de 348 pouces cubes (5,7 litres) plutôt que le « moteur de Corvette » de 327 po³ (5,4 litres) dont on s’est maintes fois vantés, mon frère et moi.
Ce jour-là, j’étais ravi d’avoir enfin les jambes assez longues pour atteindre les pédales de cette Chevrolet Impala décapotable 1961 qui était la voiture principale de la famille. Celle que conduisait mon père pour aller au travail toute la semaine alors que ma mère conduisait (rarement) une minuscule berline Vauxhall Victor bleu poudre qui avait l’air d’un chapeau melon.
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C’est évidemment la belle décapotable qui nous emmenait parfois, tous les six, au Robil du boulevard Taschereau pour manger un hot dog ou un hamburger servi à l’auto, sur un plateau d’aluminium fixé à la glace du conducteur, remontée juste un peu. Ces jours-là c’était la fête, couronnée par le « cornet » de crème glacée dure qu’on allait chercher à l’intérieur, si l’on avait été sages. La meilleure et la plus exotique était la verte, aux pistaches.
J’ai accompagné mon père lorsqu’il est allé prendre livraison de son Impala flambant neuve dans un stationnement intérieur mal éclairé, au troisième ou quatrième étage sur Sainte-Catherine, près de l’ancien Forum, chez Chevrolet Motor Sales. C’était bien avant la loi 101, en effet.
L’Impala remplaçait une Buick Special 1958 décapotable, blanche avec l’intérieur rouge, elle aussi. Je trouvais l’Impala plus belle, débarrassée des ailes gigantesques et de l’orgie de chrome de ces divas des années cinquante.
L’été suivant, mes parents ont loué un tout petit chalet à Tracy, près de Sorel, pour ne pas avoir quatre flos turbulents dans les pattes pendant le déménagement vers une nouvelle maison. Ma mère s’occupait héroïquement de sa marmaille et mon père venait nous rejoindre les soirs et les fins de semaine, dans l’Impala.
Il roulait beaucoup pour son travail et aimait vraiment les voitures, sans être un maniaque. C’était surtout un excellent conducteur, toujours alerte et très habile, avec un goût certain pour la vitesse. Ce qui pourrait expliquer certaines choses.
Comme aîné des quatre petits monstres, je suis le premier qu’il a laissé conduire, sur ses genoux. On a fait ça à quelques reprises, sur une piste d’atterrissage désaffectée qui s’étendait derrière l’ancienne avionnerie où était installée sa compagnie, à l’époque. Je tenais juste le volant et on ne roulait sûrement pas vite, mais c’était magique et fascinant quand même. Meilleur que la crème glacée chez Robil.
Cet été-là, mon père a dû penser que le temps était venu de passer à la prochaine étape. Pour l’avoir observé et bombardé de questions, je savais déjà comment fonctionnaient les commandes de l’Impala. Pas tellement compliqué : un grand levier chromé à droite du volant pour la boîte automatique à 3 rapports, et deux pédales.
Un beau samedi, mon père m’a donné la clé et m’a dit de rouler tranquillement. Sur le terrain d’herbe couchée plutôt bosselé qui entourait le chalet, c’était vraiment la seule option. Dix secondes plus tard, j’étais installé au volant. Cinq de plus et le gros moteur était bien réveillé. J’ai aussitôt appuyé sur la grosse pédale de frein, déplacé le grand levier de trois coches pour que la flèche pointe vers le D, glissé le pied vers la pédale de droite et c’était parti.
Pas besoin de franchir le mur du son comme Chuck Yeager ou de grimper en orbite comme John Glenn pour ressentir un plaisir total, à chaque seconde. En tournant doucement en rond sur mon champ d’herbe à 20 km/h, dans ma splendide Impala, j’y étais déjà. Le plus important était de ne pas faire la moindre erreur, comme les deux autres. Parce que j’avais l’intention de recommencer, moi aussi. Souvent.
Ce jour-là, l’incident le plus excitant s’est produit lorsque grand-mère Yvonne, qui était en visite, s’est avancée dans la pièce grillagée à l’avant du chalet pour prendre l’air. En s’assoyant, elle a poussé un cri en croyant voir l'Impala rouler toute seule, sans chauffeur. Parce que ma tête dépassait à peine et que ma chère grand-maman était peut-être due pour une visite chez son optométriste.
L’Impala est restée dans la famille pendant quelques années, comme un chien fidèle, y remplaçant un jour la Vauxhall en tant que deuxième voiture. Deux ou trois étés après mes débuts au volant, on s’est retrouvés à la vieille maison de ferme que mes parents retapaient de leur mieux. Ma mère y faisait un grand ménage ou de la peinture, avec une de ses sœurs. Il pleuvait et je lui ai demandé si je pouvais conduire l'Impala autour de la petite maison, plantée au milieu d’un grand terrain dégagé, au bord du fleuve. Elle a répondu oui, distraitement.
J'ai attrapé la clé et bondi dehors vers l’Impala. Bien installé, j’ai lancé le moteur, actionné les essuie-glaces et je me suis mis à tourner immédiatement. En peu de temps, avec la pluie qui s’entêtait, je me suis retrouvé avec un beau cercle bien tracé qui est tranquillement devenu de plus en plus boueux.
L’Impala s'est mise à déraper doucement et c'était facile de la contrôler en contrebraquant un peu, avec le gros couple du V8 qui ronronnait sous le capot d’une Impala de moins en moins blanche, à force de tourner sur cet ovale brun improvisé.
J'ai vraiment trippé solide, sans rien briser ou accrocher. Ma mère pas tellement, quand elle a vu le terrain. Et mon père encore moins, quand il est arrivé en fin de journée. Trop tard! La piqûre était donnée, et bien profonde.
Parmi les quelques milliers de voitures et autres machines que j’ai conduites depuis ces jours bénis, il y a cette décapotable américaine classique qui occupe une place de choix, très près du sommet, dans mon palmarès des meilleurs souvenirs. Sans exception aucune.