Des milliers de véhicules volés exportés sous le nez de l'Agence des services frontaliers
Par Nora T. Lamontagne et Denis Therriault
Des milliers de véhicules volés au Québec et en Ontario ont pu être facilement exportés sous le nez de l'Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) en raison du manque de douaniers, de matériel, de collaboration et de volonté, a découvert notre Bureau d'enquête.
Dès 2015, un rapport du vérificateur général du Canada reprochait à l’agence de laisser filer un conteneur sur cinq pourtant identifié comme à haut risque de renfermer un véhicule volé.
« Ce n’est pas clair pour nous si toutes les informations qu’on transmet aux douanes sont traitées par la suite », commente Daniel Dagenais, vice-président responsable de la sûreté au port au moment de l’entrevue.
Même les services policiers n’arrivent pas toujours à convaincre l’Agence d’intervenir à temps.
« Ils laissent partir des conteneurs qu’on leur signale parce qu’ils ne lisent pas leurs courriels, qu’ils ne travaillent pas le soir, ou qu’ils ont autre chose à faire que traiter nos demandes », peste une source policière impliquée dans les enquêtes.
Laisser-faire généralisé
Ce laisser-faire généralisé traduit un manque de volonté de l’ASFC, et non de ses employés, selon le syndicat des douanes et de l’immigration.
Mark Weber dénonce du même souffle le manque de personnel et d’équipement.
L’Agence a refusé de répondre à nos questions spécifiques sur les lacunes reliées à l’inspection des marchandises sortantes. Elle assure néanmoins évaluer le risque de tous les conteneurs maritimes et les inspecter de façon non intrusive avant leur expédition.
Le ministre responsable de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc, a aussi refusé notre demande d’entrevue.
Les mêmes voitures expédiées à répétition au port de Montréal
Le même véhicule a pu être exporté à partir du port de Montréal trois fois en moins d’un mois, une anomalie récurrente que l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) refuse d’expliquer.
Le 1er septembre 2022, un Kia Sorento est parti de Montréal pour le Mali à bord d’un conteneur chargé sur un cargo.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, un véhicule avec le même numéro de série aurait quitté Montréal le 4 septembre et le 21 septembre, cette fois vers le Sénégal, selon les détails inscrits dans la base de données des exportations de l’ASFC.
Dans ce document obtenu par accès à l’information, on apprend que 8 600 véhicules ont ainsi été exportés ce mois-là au port de Montréal.
Notre Bureau d’enquête a réalisé en épluchant le document que de nombreux numéros de série – appelés NIV dans le jargon – sont utilisés plus d’une fois et pour des destinations différentes.
Au total, 277 véhicules sont concernés.
«C’est un très bon indice que ces voitures ont fort probablement été volées, et qu’on a simplement déclaré le numéro d’un autre véhicule à la place», commente Renato Schipani, officier responsable du renseignement criminel pour Interpol et spécialiste de l’exportation de véhicules volés.
Ce tour de passe-passe est aussi familier à un ex-exportateur de marchandises illicites à qui nous avons parlé sous le couvert de l’anonymat.
«Je peux aller à l’encan ou sur AutoHebdo et prendre des numéros de série. Après, j’utilise le même numéro pendant les deux prochaines années et personne va le savoir», raconte-t-il.
Facile à détecter
Renato Schipiani, officier responsable du renseignement criminel pour Interpol et spécialiste de l’exportation de véhicules volés, se demande d’ailleurs comment l’Agence peut tolérer qu’un même véhicule soit déclaré exporté plusieurs fois dans le même mois.
Pour notre part, nous n’avons eu besoin que de quelques manipulations simples sur Excel pour repérer ces doublons de numéros de série.
Quant à l’Agence, elle a refusé de répondre à nos questions précises sur son utilisation de cette liste des exportations.
« L’ASFC agit sur tous les cas et numéro d'identification de véhicule qui nous sont référés par les autorités policières », s’est limité à nous répondre le porte-parole Guillaume Bérubé.
Un jeu d'enfant d'exporter des voitures volées
Un exportateur repenti estime qu’au moins 200 conteneurs remplis de véhicules volés sont expédiés depuis le port de Montréal chaque mois comme si de rien n’était.
Et 200 conteneurs, c’est au minimum 400 véhicules empilés les uns sur les autres qui quittent le continent pour être revendu à l’étranger.
Adam*, dont nous protégeons l’identité, sait de quoi il parle. Il a longtemps exporté de la marchandise illicite, dont des autos de toutes sortes.
Son premier constat est sans équivoque : mentir sur une déclaration d’exportation est un jeu d’enfant.
«J’ai déclaré des tables, des réfrigérateurs, du linge usagé... je peux t’en nommer. Personne n’a jamais su qu’il y avait un char volé là-dedans», laisse-t-il tomber avec insouciance.
Car les formulaires d’exportation «sont faits pour Statistiques Canada, pas pour arrêter des voleurs», fait-il remarquer.
D’autres criminels préfèrent déclarer un numéro de série qui ne correspond pas à celui du véhicule volé, comme nous l’avons documenté dans notre enquête.
Transition numérique
Selon Adam, il est tout aussi aisé de tromper les lignes maritimes, soit les grandes entreprises comme Hapag-Lloyd, Maersk ou MSC qui prennent en charge le transport transatlantique de marchandises.
L’exportateur repenti estime que la transition du papier au numérique des lignes maritimes a même facilité le travail du monde interlope.
Non seulement peut-on maintenant créer un compte avec des faux papiers, mais il est possible de falsifier le numéro de déclaration d’exportation ou les factures d’achat du véhicule.
«Disons que les exportateurs sont rusés pour trouver des trucs», dit-il.
Au final, le problème en est surtout un de communication, juge Adam.
C’est que les acteurs impliqués dans la chaîne logistique sont tellement nombreux que l’information est éparpillée et quasi impossible à contre-vérifier.
Pendant ce temps, les criminels continuent d’en profiter et d’empocher des dizaines de milliers de dollars par conteneur frauduleux exporté, en toute impunité.
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